Internet Sans Frontières, Pen et CPJ ont remis le 15 octobre 2012 au Conseil des Droits de l'Homme des Nations Unies un rapport, que vous pouvez lire
ici [en], sur l'état de la liberté d'expression au Cameroun. Dans le document de 10 pages, les trois organisations dénoncent la persécution d'artistes, journalistes, et les barrières qui maintiennent le taux de pénétration d'Internet à 4%, malgré l'existence d'infrastructures adéquates.
Le 19 octobre 2012, le Ministre de La Communication et porte-parole du Gouvernement, Issa Tchiroma Bakary, s'est adressé lors d'une conférence de presse aux journalistes camerounais pour détailler la position du gouvernement camerounais sur ledit rapport. A titre personnel, si l'on met de côté la rhétorique habituelle excessive sur les "ennemis Camerounais de la république", je trouve que c'est une bonne chose que le Ministre ait réagit, cela signifie que le sujet est préoccupant. Des réactions de journalistes et blogueurs camerounais ont d'ailleurs enrichi le débat.
Je m'intéresserai particulièrement à un billet publié sur son blog par quelqu'un que j'apprécie, Edouard Tamba. Ancien journaliste, et s'exprimant sur Internet, comme il le précise lui-même, sa position, que vous pouvez retrouver
ici, quoique juste, mérite d'être critiquée à certains égards.
Il convient tout d'abord de préciser certains éléments. Contrairement a ce qui a pu être rapporté, il ne s'agit pas d'une plainte de ISF/PEN/CPJ contre le Cameroun, le Conseil des droits de l'homme n'étant pas une juridiction ; mais plutôt d'un rapport d'observations de manquements à des engagements internationaux du Cameroun en matière de droits de l'homme, remis dans le cadre de l'
examen périodique universel. Une procédure spécifique au Conseil des droits de l'Homme pendant laquelle chaque État membre de l'ONU a la possibilité de s'expliquer sur la situation des droits de l'homme sur son territoire.
Sur la question de la liberté de la presse au Cameroun
Le rapport dont il est question relève que la législation camerounaise est détournée et utilisée pour entraver le travail des journalistes camerounais. Les organisations s'appuient notamment sur le cas de Germain Cyrille Ngota Ngota, dit Bibi Ngota, ancien directeur de publication de l'hebdomadaire Cameroun Express décédé en prison le 22 avril 2010. Le rapport n'est d'ailleurs pas le premier à dénoncer cette interprétation abusive faites par les autorités camerounaises, et leur technique qui consiste à transformer des délits de presse en "simples" délits de droit commun : la Fédération des Journalistes Africains (FJA), dans un
rapport de 2010, relevait déjà que ces quatre dernières années, au moins 14 journalistes reconnus ont fait l'objet de ce harcèlement pénal. Lors de sa conférence de presse du 19 octobre 2012, le Ministre de la communication a réaffirmé que les délits de presse ne sont pas passibles de peine privatives de liberté ; toutefois, il distingue les infractions de droit commun pour lesquelles il reconnait que des journalistes peuvent être emprisonnés, confirmant ainsi le discours dénoncé par Internet Sans Frontières, Pen, CPJ et la FJA.
Cette rhétorique semble fonctionner, puisque c'est avec surprise que j'ai réalisé que le cas de Bibi Ngota, comme celui d'Enoh Meyomesse, actuellement en détention provisoire depuis 11 mois, ou encore Lapiro de Mbanga, emprisonné lui aussi en 2008, ne trouvent grâce aux yeux de certains commentateurs.
L'affaire Bibi Ngota commence le 10 mars 2010 lorsque ce dernier et deux de ses confrères sont arrêtés par la Direction Générale des Renseignements Extérieurs, le service de renseignement camerounais, au motif qu'ils auraient produit de faux documents mettant en cause le Secrétaire Général de la présidence de l'époque, Laurent Esso, dans une affaire de rétro commissions. Il a été placé dans une des ailes de la prison centrale de Yaoundé, Kondengui, appelée Kosovo, nom inspiré par les conditions de détention qui y sont particulièrement
déplorables. Le journaliste et ses confrères ont toujours nié être les auteurs du faux, et ont expliqué que le document devait leur servir pour une interview sollicitée auprès du Secrétaire Général dans le cadre de l'investigation qu'ils disaient mener. Un mois après son arrestation, le journaliste trouvait la mort en cellule. Que s'est-il passé ? Selon le gouvernement camerounais, Bibi Ngota aurait succombé en quelques jours à une infection opportuniste liée au virus du SIDA, bien que la famille nie la réalité de cet état de santé. Pourquoi a-t-il été emprisonné malgré un état de santé déjà préoccupant ? Pourquoi est-ce la DGRE qui a été chargée d'abord d'enquêter sur ces délits de droit commun que sont le faux et l'usage de faux ? Malgré la mobilisation des journalistes camerounais et de la famille de l'ancien directeur de publication, aucune enquête indépendante n'a été menée pour déterminer les causes exactes de sa mort, et faire la lumière sur les accusations de torture faites par ses proches.
Bibi Ngota est-il mort pour son travail de journaliste ? A défaut d'enquête nous ne pourrons répondre avec certitude. Les autres cas cités dans le rapport ISF/PEN/CPJ méritent-ils de passer par la case prison ? Je ne pense pas, car je crois en la présomption d'innocence, et considère que rien ne justifie qu'un citoyen soit placé en détention provisoire, c'est à dire sans jugement, pendant une durée bien trop longue et dans des geôles dont on connait l'état de déliquescence.
Au contraire, je vois dans ces différents cas des exemples de cette loi, interprétée, détournée par le gouvernement camerounais pour empêcher des investigations qui le gêneraient. Oui effectivement, on peut citer l'existence de plus de 500 publications au Cameroun. Mais pluralisme ne veut pas dire indépendance et encore moins liberté de la presse. Bien au contraire, pour poursuivre la réflexion entamée par mon ami Florian Ngimbis sur son
blog, une presse qui aboie tous les jours sur l'homosexualité de l'homme d'état Camerounais est beaucoup moins dangereuse que celle qui s'intéresse de trop prêt à la mauvaise gestion de notre pays.
En définitive, c'est le lecteur et citoyen camerounais qui est pris en otage : rappelons nous le rôle véritable de la presse, vous savez ce quatrième pouvoir sensé permettre au citoyen de garder un œil sur les actions et le bilan de ceux qu'il a élu. Les journalistes camerounais n'ont aujourd'hui pas les moyens, aussi bien financiers que juridiques, de fonctionner librement, pas les moyens d'enquêter, comme le relève parfaitement Edouard Tamba. Alors que font-ils? C'est moins compliqué et ça coûte moins cher d'enquêter sur la prétendue homosexualité d'un ministre que d'enquêter sur le dysfonctionnement de nos institutions.
Bien sûr il faut réprimer les abus d'une certaine presse, mais autrement que par l'utilisation abusive du système carcéral, au risque d'avoir d'autres Bibi Ngota. L'arsenal juridique camerounais peut prévoir les peines adéquates pour ce type d'infractions : pourquoi pas des amendes, ou encore l'insertion d'un communiqué de presse relatif à la condamnation de la publication litigieuse. La protection des sources journalistiques doit aussi être une priorité.
Loin d'être contre le Cameroun, ce rapport permet ce débat qui anime toutes les démocraties aujourd'hui, même les plus "exemplaires". A l'approche des
États Généraux de la Communication, prévus du 5 au 7 décembre 2012, s'interroger sur les faiblesses de la presse camerounaise, sur le statut du journaliste camerounais ne peut que participer à l'émergence de cette presse indépendante, et donc performante, grâce à laquelle le gouvernement ne serait plus à la merci des dépêches de telle ou telle autre agence internationale. Une presse capable de produire à l'attention des citoyens camerounais une information de qualité. Pourquoi pas un jour un Al Jazeera Camerounais ?
Sur la liberté d'expression et d'accès à Internet
Après avoir rappelé les engagements internationaux du Cameroun en la matière, et la législation nationale, le rapport pointe le taux de pénétration ridiculement bas d'Internet au Cameroun (4% selon l'UIT). Ridicule parce que ce n'est pas le défaut d'infrastructures qui explique ce chiffre, mais un défaut de gouvernance... je n'ose pas dire mauvaise gouvernance.
Comment expliquer que le Gabon, pays voisin du Cameroun, facture aux Fournisseurs d'Accès à Internet (FAI) 295 USD 1264 Kpbs de bande passante, quand au Cameroun ceux-ci doivent payer 2363 USD ; alors que la connectivité de ces deux pays est assurée par le même cable sous marin, le SAT3 ? Selon le rapport, cet état de fait est du en grande partie au manque de libéralisation du marché des télécommunications camerounais, et la position dominante de la compagnie nationale, qui détient et abuse du le monopole de la gestion de l'accès des FAI à la bande passante. Ajoutons à cela des autorités de régulation dont l'indépendance est discutable, et l'on obtient un coût d'accès à Internet exorbitant pour le consommateur camerounais. Pourtant, le Cameroun proclame le droit à un accès universel dans sa
loi nº2010/013 (article 4 et 27 ensembles).
Ces barrières tarifaires, ce manque de gouvernance, combinés à une loi sur la cyber sécurité et la cyber criminalité ne favorisent pas une participation plus importante des camerounais sur Internet.
Mes réflexes de juriste m'ont poussée à rechercher un commentaire de la
loi nº2010/012 sur la cybercriminalité. Faute d'en avoir trouvé, je m'y suis attelée, et j'ai été quelque peu gênée de constater que le parlement camerounais semble partir du principe que tout internaute camerounais est un cybercriminel en devenir.
En effet les FAI et les fournisseurs de contenu sont tenus par cette loi de conserver les données de leurs utilisateurs pendant
10 ans, et les représentants de la force publique peuvent y avoir accès sur simple demande, sans que des circonstances de temps et de lieu ne soient précisées, et sans que l'intervention de l'autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, ne soit requise. On ne sait pas de quelle données il s'agit. Ne parlons pas du droit à l'oubli qui ne semble pas avoir préoccupé plus que cela nos parlementaires : ce que j'ai écrit ou fait sur la toile il y a 10 ans ne correspond pas forcément à mes intérêts actuels.
C'est parce que des restrictions aux libertés individuelles sont en jeux que la loi doit être strictement définie, et doit prévoir la mise en œuvre de moyens juridiques proportionnels au but et à l'infraction poursuivie. C'est justement ce que le rapport reproche à cette loi : parce qu'elle est disproportionnée et insuffisamment précise, elle porte en elle un caractère liberticide. S'il est vrai qu'elle n'a pas encore trouvé à s'appliquer, il demeure que nous ne savons pas qui demain dirigera le Cameroun, notre cher et beau pays pourrait tomber entre les mains d'un individu ou d'un pouvoir peu scrupuleux.
Loin d'être un outil dont on devrait avoir peur, Internet est aujourd'hui reconnu comme outil de développement social et économique. Une
étude [en], dont je parlais déjà dans
ce billet, a démontré qu'en Inde, 10% d'accroissement du nombre d'internautes correspondent à 1,08% de croissance supplémentaire du PIB. A bon entendeur...